Un papillon sur l'épaule


Je ne compte plus les fois où je l'ai vu, jusqu'à en connaître certaines scènes par coeur. Pas leur plus grand chef-d'oeuvre à l'un comme à l'autre, simplement un honnête divertissement. N'empêche, j'ai regardé. Parce que Gabin en tatoué, ça avait de la gueule. Ça en a encore. Peut-être aussi parce que l'idée d'un Modigliani à fleur de peau, réalisé par le maître en personne, m'est extrêmement séduisante. 
En 1968 j'avais trois ans. Et chez moi il n'y avait pas la télé, la lanterne magique n'arriverait que plus tard. On n'allait pas non plus au cinéma -ou plus exactement on n'y allait plus, cette activité toute parisienne s'était arrêtée avec le mariage de mes parents, comme si, par une sorte de punition divine, les femmes de la famille avaient dû renoncer à se divertir et étaient entrées dans les ordres. Je devais donc avoir une douzaine d'années quand j'ai visionné le film pour la première fois. Et entendu parler de tatouage.
Dans la bouche de ma mère c'était un gros mot. Une marque d'infâmie. Réservée aux marins, aux légionnaires, aux voyous et aux prostituées -ce qui rétrospectivement donne une idée assez juste de l'image qu'elle se faisait de la société. Elle n'avait pas évoqué les séries de chiffres qui ravalaient au rang de bétail les prisonniers des camps de concentration, moins sans doute par pudeur ou par honte que par ignorance. Ni évoqué le fait qu'il s'agissait d'une pratique remontant à la nuit des temps. C'était aussi le summum de la vulgarité. Il n'était pas question de prendre en compte la dimension esthétique de la chose, le tatouage n'était pour elle qu'un marqueur social, l'attribut de certaines classes méprisables, une sorte de version moderne de la lettre écarlate.
Je n'ai pas souvenir de l'opinion de mon père sur le sujet. Mon père n'avait d'ailleurs que peu d'opinion, à moins qu'il ne les ait gardées pour lui -et ça n'a pas changé.
Le silence de ma grand-mère à cet égard était plus équivoque. Ce qui me laisse penser qu'elle avait eu un jour une de ces mauvaises fréquentations et qu'elle l'avait aimée passionnément.
Me voilà donc affublée d'un regard méprisant et moralisateur sur ces dessins de peau, auquel s'ajoute l'horreur de la douleur, conférant à l'affaire une supplémentaire dimension masochiste. La rareté relative des tatouages à cette période, leur manque de visibilité tant physique que moral, me firent m'accommoder de cette vision pendant fort longtemps. Et quand la question revint sur le tapis, par le biais d'un questionnement de mes enfants, je fis perdurer cette idée, reproduisant ainsi le schéma dans lequel j'avais grandi.

Et puis j'ai commencé à peindre sur céramique. Et de chercher sans cesse de nouveaux motifs, des modèles originaux, qui correspondraient à la technique du tracé à plume que j'affectionnais particulièrement. Dans la grande banque de données d'images qu'est l'Internet je tombai rapidement sur des clichés de tatoueurs dont les oeuvres révélaient tout à la fois l'élégance, la beauté et la complexité que je recherchais. Alors j'ai ouvert les yeux. Comparé les modèles, analysé la technique. Laissant courir mon regard sur la finesse du trait, le placement d'une ombre, l'originalité du dessin, la puissance de la symbolique. L'admiration était née. Faisant table rase des préjugés.

De l'émerveillement à l'envie il n'y a qu'une marche me direz-vous. Ce n'est pas aussi simple que ça. C'est pourquoi j'ai mis des années à sauter le pas. A passer à l'acte. Déchirer le voile, l'hymen de la peau vierge. Pour devenir unique. On m'a rétorqué il y a peu qu'on est déjà unique, par nature. Quelque part, oui, mais ce n'est pas du même niveau. Le tatouage est un acte de revendication. Un coup d'éclat permanent. En cela il rend différent, exceptionnel.
Tout d'abord parce qu'il est bien plus qu'un dessin de peau. Bien plus qu'une aiguille trempée dans l'encre, qui perce le corps en sa surface. C'est avant tout une histoire d'intime. Un rapport à soi-même, aux confins de la sphère la plus privée. D'abord choisir l'endroit, ce petit -ou grand- carré de peau, exposé aux regards ou caché de tous, sur lequel l'artiste viendra coucher le motif, lettres, chiffres ou ornement. Et ce choix, en apparence anodin, en dit bien plus long qu'on ne le pense. Il raconte une histoire, votre histoire. Est lourd de conséquences. D'autant plus qu'il est (quasi) irréversible. Le tatouage n'est pas un accessoire, un vêtement ou un maquillage. Il vous suit partout, indéfectible compagnon tantôt adoré tantôt détesté, seul à rester jusqu'au bout, jusque dans la mort. Est-il un lien plus fort, plus symbolique de ce rapport intime à sa propre histoire ?

La détermination du dessin est loin d'être anodine aussi. Vous me répondrez que j'extrapole, que je vais plus loin que l'intention. Que bien souvent ce n'est qu'un papillon sur l'épaule, posé là sans rien derrière que la lubie de faire joli, d'être dans le coup, parce que la voisine s'en est fait faire un, que la bonne copine est devenue une tombeuse depuis qu'une rose orne le creux de ses reins. En êtes-vous si sûrs ? Parce qu'au fond que nous dit-il ce papillon alangui sur une omoplate ? Symbole fort de métamorphose, de changement, il est aussi celui de la renaissance de l'âme. Et même si le choix s'est arrêté dessus sans mesurer la portée de sa signification, je ne parierais pas sur ce qu'il révèle inconsciemment de son moi. La plume n'est-elle in fine que l'outil de l'écrivain, les ciseaux celui du coiffeur ou du couturier ?

Quand certains semblent afficher clairement le message en choisissant des lettres -un phrase, un slogan, voire un nom, d'autres cherchent à évacuer cette dimension par le choix d'un motif, plus ou moins répétitif, mais toujours ornemental. Là encore ce n'est pas si simple. Les mots en disent plus long qu'ils n'en ont l'air. Prenons par exemple le fameux Carpe Diem, qui fait la fortune de nombre d'officines à défaut d'en asseoir la renommée. Quoi de plus bateau que cette locution latine, dont la plupart ignorent le sens réel et même l'origine ? Et pourtant... au-delà du manque d'originalité dans l'élection du texte, n'y a-t-il pas là en creux un souhait, une aspiration, face à une souffrance ? N'est-ce pas là quelque part un mantra qu'on affiche haut et clair comme pour mieux s'en persuader ? Qu'on écrit parce qu'on n'arrive pas à le faire, ni même à le dire ?
A contrario, l'arabesque, plus ou moins stylisée, alambiquée, contorsionnée, n'a-t-elle pas un sens caché ? N'est-elle pas une ironie, symbolisant le trouble de la représentation ? Au royaume des faux-semblants il convient de se méfier des apparences.
Au-delà de sa dimension symbolique et de ce qu'il nous dit de l'intime, le tatouage peut être considéré -pas toujours, mais la plupart du temps- comme une oeuvre d'art à part entière. Mais alors que la peinture se fige pour l'éternité quand le peintre range ses pinceaux, le tatouage n'en finit pas de muer. De se tendre ou s'étirer au fil du temps, et du vieillissement de la peau qui l'abrite. Devenant autre. De la déformation de l'oeuvre originelle en naît une autre, qui échappe à son créateur tout autant qu'à son porteur. En perd-telle pour autant sa signification ? Il me semble au contraire que cette difformité au sens propre continue d'écrire l'histoire, d'ajouter des chapitres à un livre qui ne s'achèverait qu'avec la fin.
De même, le support n'ayant de contours que l'ensemble de notre enveloppe charnelle, naît parfois la volonté d'aller plus loin, de rajouter un détail, une figure, d'élargir la toile. C'est en soi un autre type de déformation, mais qui participe aussi de l'évolution permanente de la chose, qui la rend vivante comme un coeur qui palpite.
Et qui dit oeuvre dit artiste. Là encore, ce qui rend le tatouage si singulier dans son principe même, c'est le rapport particulier que nous entretenons avec le tatoueur que nous nous choisissons. Il y a là une forme d'abandon, de lâcher prise, une confiance inouïe à se remettre entièrement entre ses mains. Plus d'ailleurs comme on le ferait d'un prêtre que d'un médecin. Il y a une forme de sacré là-dedans. La révélation d'un mystère. Tout y est d'ailleurs, la douleur, le sang, l'aiguille enfoncée comme un clou -la passion du Christ, avant la rédemption.

Vous l'aurez compris, le tatouage est tout sauf innocent, par un autre aspect également d'ailleurs. Il est addictif. Terriblement addictif. Une fois passé le temps du désir et de sa satisfaction, alors que le dessin imprimé profondément, ancré à jamais, hurle au monde entier ce que vous êtes, s'insinue insidieusement en vous une nouvelle envie. Oh bien sûr, pas tout de suite. Que ne l'ai-je entendue maintes et maintes fois cette petite phrase : "j'en fais juste un. Pas question d'en avoir partout !" J'aurais même pu la prononcer. Je ne l'ai pas fait parce que j'ai eu immédiatement conscience que je n'étais qu'au commencement. Et que la seule certitude dans le tumulte intérieur qu'est le mien, était celle-là. Qu'il y en aurait d'autres. Ou du moins un autre. La cicatrisation du premier n'était pas encore terminée que je l'ai pressenti. Pas clairement. J'ai juste imaginé où. Où je coucherais la suite de l'histoire.

Mais alors que notre époque, en mal de repères, en manque d'appartenance, porte sur cette pratique un regard bienveillant et libéré du poids de la morale, voilà que le tatouage, dans toute la singularité de l'expérience qu'il représente, semble voué à disparaître. L'annonce est tombée à l'occasion du dernier salon : un petit malin a mis au point des encres qui permettraient de le faire apparaître et disparaître selon son gré, son humeur du matin. L'invention est encore en test, mais semble concluante et ne devrait plus tarder à apparaître sur le marché. Faisant de ces dessins de peau un simple objet de mode, leur ôtant tout l'engagement qu'ils portent en eux, cet "à la vie à la mort" qui orna longtemps le torse des hommes en peine.
Je me plais à penser qu'il y a derrière ces quelques traits d'encre bien plus qu'un artifice, qu'en imprimant sa peau c'est son âme que l'on grave à jamais. Et je veux croire que cette éternité résistera à la futilité et peut-être à la lâcheté.